Le Mali peut-il se passer de l’opération Barkhane ?

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Le 20 janvier 2021, une manifestation était annoncée sur l’emblématique Place de l’indépendance de la capitale malienne, Bamako, pour exiger le départ des troupes françaises du Mali.

Ses initiateurs ? Des éléments d’un collectif dénommé « Yèrèwolo », dont certains sont aussi membres du Conseil national de transition – CNT (l’organe législatif de la transition en cours au Mali) ; ainsi que des activistes maliens très actifs sur Facebook. Ces derniers, pour la plupart, résident en dehors du Mali, notamment en France et aux États-Unis, mais avaient fait le déplacement pour assister à la manifestation.

L’activiste franco-béninois Kémi Séba, qui s’est fait connaître par ses prises de position contre les politiques africaines de la France, s’était aussi déplacé à Bamako pour apporter son soutien aux organisateurs de la manifestation. On savait pourtant très bien, dès l’annonce de celle-ci, qu’elle ne recevrait pas l’autorisation des pouvoirs publics, qui n’hésitent désormais pas à évoquer le contexte sanitaire lié à la Covid-19, ainsi que l’état d’urgence en vigueur, pour interdire tout rassemblement public ne recueillant pas leur assentiment.

Des manifestations semblables s’étaient auparavant sporadiquement tenues au Mali et dans d’autres pays sahéliens, poussant le président français Emmanuel Macron à exiger une clarification de la part de ses pairs du G5 Sahel sur leur volonté de maintenir ou non la force Barkhane dans leurs pays respectifs. Cette « convocation » des présidents sahéliens par Macron, dans le cadre du sommet de Pau du 13 janvier 2020, était certainement due au fait que certains parmi eux avaient semblé laisser prospérer les critiques anti-françaises, une manière de masquer leurs propres insuffisances dans la gouvernance sécuritaire de leurs pays. La réponse des présidents africains fut toutefois, sans aucune ambiguïté, favorable au maintien de Barkhane.

Dès sa prise du pouvoir lors du coup d’État du 18 août 2020, la junte actuellement aux affaires à Bamako avait, dans sa première allocution télévisée, rassuré les partenaires internationaux du Mali – au premier plan desquels la France – sur le respect de tous les accords militaires conclus avec le régime déchu. Le soutien des autorités de la transition à la présence militaire française était d’autant plus prévisible que l’actuel président de la transition, Bah N’Daw, avait signé les accords de coopération militaire franco-maliens en tant que ministre de la Défense du président déchu, Ibrahim Boubacar Kéita, en 2014. Dans son allocution du 20 janvier, à l’occasion du 60e anniversaire de l’armée malienne, sa position était clairement réaffirmée :

« Je voudrais renouveler la gratitude de notre pays envers la communauté internationale dont les armées sont à nos côtés et dont les soldats risquent leur vie pour la libération de notre pays. »

Les raisons de la persistance des critiques visant Barkhane

La question du maintien ou non de Barkhane nous semble beaucoup moins importante que celle concernant le comblement du vide qu’un départ prématuré créerait. L’exigence de son départ ne devrait pas précéder les débats sur les différentes possibilités de son remplacement ; et c’est en premier lieu aux Maliens qu’il revient de tenir ces débats.

De ce point de vue, certaines des positions de la France quant à la stratégie à maintenir ont renforcé les réticences et nourri les critiques contre l’opération Barkhane. Paris a très certainement sa propre vision et ses propres calculs, souvent différents de ceux des autorités maliennes. Une de ces questions polémiques concerne l’établissement d’un dialogue avec les groupes djihadistes, voulu par les autorités maliennes, mais rejeté par la France. Cette dernière a toutefois fini par faire évoluer sa position sur la question en ouvrant la voie à des discussions avec des groupes armés – mais uniquement avec des groupes locaux, et non avec ceux à dimension internationale que sont Al-Qaïda et l’État islamique.

En outre, les analyses semblent converger sur la relative inefficacité de l’ensemble des forces armées, nationales et étrangères, dans la sécurisation du Mali et du Sahel ouest-africain en général. Barkhane apparaîtrait de ce point de vue inutile aux yeux de nombreux habitants du Mali. Mais c’est oublier que sa présence, aussi inefficace qu’elle puisse paraître, permet sans doute d’annihiler dans une certaine mesure la capacité d’expansion des groupes armés terroristes qui écument le nord du Mali.

Une grande partie des arguments mobilisés contre Barkhane par ses détracteurs repose également sur des rumeurs. Les soldats français sont tantôt accusés de se livrer à du trafic d’or malien ; de ne pas assister délibérément les Forces armées maliennes (un propos relayé par certains officiels) ; de fournir des motos aux djihadistes ; ou encore de simuler des morts dans leurs rangs.

Le succès des mobilisations contre la présence de Barkhane tient à deux points essentiels : (1) au fait que ses initiateurs ont réussi à faire passer la France, auprès d’une partie de la population, pour responsable de la crise malienne, en occultant totalement les responsabilités des acteurs maliens. Et (2) à leur capacité à diffuser massivement ces rumeurs auprès d’une partie importante de la population via les réseaux sociaux. Ces pratiques sont devenues le « fonds de commerce » de plusieurs activistes maliens présents notamment sur Facebook, et qui communiquent dans la langue locale pour une plus importante audience.

Quels risques en cas de départ prématuré de Barkhane ?

Le contexte qui prévaut au Mali fait qu’il est souvent difficile de soutenir la présence militaire française dans ce pays sans apparaître comme étant à la solde de la France. C’est encore plus le cas pour ceux parmi les intellectuels maliens connus pour avoir (ou pour avoir eu) des liens avec la France.

La réalité est que ceux qui exigent le départ immédiat de Barkhane semblent ne pas connaître la réalité des théâtres d’opérations, et l’extrême complexité de la crise malienne. Ils ne semblent pas non plus s’apercevoir que les forces armées maliennes (FAMa) ne sont pas immédiatement aptes à assurer la relève. Les programmes de formation ainsi que la loi de programmation militaire (un ambitieux investissement de 1 230 milliards de francs CFA, soit 1,8 milliard d’€) n’ont pas abouti aux résultats escomptés, faute d’une utilisation adéquate et transparente.

Les appels à manifester à Bamako pour exiger le départ des troupes françaises du Mali relèvent essentiellement du « populisme » pour qui connaît un tant soit peu la condition réelle des FAMa, lesquelles manquent de tout : de leadership ; de ressources humaines (un effectif de 20 000 soldats prévus par la loi de programmation militaire (2019) pour un territoire d’1 240 000 km2) ; de formation adéquate ; des matériels nécessaires et adaptés aux théâtres d’opérations ; et même d’eau et de nourriture. Autant de lacunes qui ont un effet négatif sur le moral des troupes déployées sur les théâtres d’opérations, et dont les primes ont longtemps été détournées par leur hiérarchie.

La condition des forces armées maliennes et la nécessité d’un appui de Barkhane

Le 21 novembre 2019, Ibrahima Dahirou Dembélé, à l’époque ministre de la Défense et ex-chef d’état-major des armées, interpellé par des parlementaires, a donné une réponse très instructive sur l’état réel de l’armée malienne ainsi que sur l’apport de Barkhane dans la sécurisation du Mali :

« À ce jour, les forces spéciales n’avaient aucun moyen. Quand je suis allé les voir avec les rescapés [lors de l’attaque de Boulikessi le 6 octobre 2019], ils m’ont dit : “On n’a que ces deux bouteilles-là, comment est-ce que vous allez nous donner à boire et à manger ?” ».

Au député de la dernière législature Moussa Diarra, connu pour son hostilité à la présence militaire française au Mali, qui s’étonnait de l’inaction de Barkhane lors des attaques contre les FAMa, Ibrahima Dahirou Dembélé répondit que Barkhane avait pour seul but de soutenir les forces armées maliennes et non pas de les remplacer. Et le ministre Dembélé de lancer au parlementaire :

« Ce n’est pas en restant à Bamako, en recueillant des rumeurs, que vous allez jouer votre rôle de parlementaire. »

Des infléchissements méritent certainement d’être opérés dans la stratégie actuellement maintenue. Mais, contrairement à ce qu’affirment les détracteurs de Barkhane, le départ précipité de celle-ci ne résoudra pas les problèmes sécuritaires du Mali (d’ailleurs, les autorités politiques et militaires semblent en être bien conscientes). Au contraire, le risque serait que des groupes armés terroristes s’empressent de combler le vide qui se créerait alors, d’autant qu’on peut d’ores et déjà avoir la certitude que les FAMa ne sauraient le faire pour les multiples raisons susmentionnées.

Une autre alternative à la force Barkhane est le G5-Sahel qui avait justement été mis en place dans cette optique. Créé en février 2014, en vue d’être déployé à la fin 2017, à l’initiative des chefs d’État de la région, le G5 Sahel apparaît toujours, comme nous l’avions déjà présenté au moment de son déploiement, comme « un machin mort-né ».

Une des options crédibles qui semble exister est une profonde réorientation (perceptible) de l’approche militaire, visant à prendre réellement en compte la complexité des territoires sur lesquels se déploient les forces armées. Des individus et membres de groupes considérés comme terroristes, qui sont recherchés et appréhendés par les forces armées maliennes et françaises, sont des fils et frères qui, dans certains cas, ont tout le soutien de la communauté locale. Ce constat laisse apparaître une profonde porosité sociale et économique entre populations et membres de groupes armés terroristes, rendant ainsi le dialogue à certains endroits indispensable. Car il semble difficile, voire impossible, de combattre des éléments hostiles bénéficiant de la protection et du soutien de la communauté.

En outre, la formation des militaires maliens, et un usage transparent des fonds alloués à l’armée (pour l’équipement et les primes) doivent demeurer un impératif qui garantirait leur autonomie. Mais la politisation des militaires dans le cadre de la transition en cours (à travers une forte militarisation du pouvoir politique à tous les niveaux de la sphère étatique) pourrait avoir l’effet contraire, et aboutir à une perte de vue progressive de l’impératif sécuritaire au profit de l’exercice politique. Cette situation est plus problématique pour l’armée malienne que l’objectif de construction (ou reconstruction) d’une armée professionnelle – avec l’aide des partenaires internationaux du Mali, notamment à travers le programme EUTM – se heurte ici à un objectif différent, à savoir la volonté d’exercice de fonctions éminemment politiques par les militaires.

En l’état actuel de la situation sécuritaire, et compte tenu des capacités insuffisantes des forces armées maliennes et des forces régionales du G5 Sahel, le Mali ne semble pas prêt – dans une perspective à court terme – à se passer de l’opération Barkhane. Celle-ci est certes appelée à prendre fin, mais selon un agenda maîtrisé.

Boubacar Haidara, Chercheur associé au laboratoire Les Afriques dans le Monde (LAM), Sciences-Po Bordeaux., Université Bordeaux Montaigne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Crédit image : Fred Marie / Shutterstock.com


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